Bombarder Péchelbronn : Une mission à haut risque.

30 juillet 1915.

Bien sûr c’est le 22 mai 1915 que le bombardement ouvre son activité stratégique en fanfare: le raid de Friedrichshafen, en représailles à l’utilisation de gaz de combat par les allemands à Ypres, a fait la une des communiquées et des journaux.
Mais le bombardement des usines et champs pétrolifères du 30 juillet 1915 à Péchelbronn mérite qu’on s’y intéresse pour plusieurs raisons.

La premières est qu’il s’agit d’une opération concertée de 3 Groupes de Bombardement, opération combinée de grande envergure, 45 avions de 9 escadrilles différentes doivent y participer :
*-Quatre avions de la 107 doivent attaquer le terrain de Vannecourt et Château Brehain.
*-Le reste du GB 3 opèrera une diversion sur les campements à l'est de Saverne.
*-16 avions du GB 2 sont envoyés sur les puits de bitume et de raffinerie de pétrole situés à Walbourg, Biblisheim et Morsbronn.
*-Le GB 1 et le reste du GB 2 se lan
ceront à l’assaut des réserves pétrolifères de Péchelbronn.

Trajet de la misssion et principaux objectifs

Trajet de la misssion et objectifs


On le voit si l’objectif principal est Péchelbronn et ses installations, ainsi que celle des annexes de Walbourg, Biblisheim et Morsbronn, l’organisation générale de la mission est tactiquement bien élaborée.
—Une opération de diversion —sur Saverne, pour faciliter le passage du groupe principal ;
—Le bombardement des terrains d’aviation allemands d’où sont susceptibles de décoller des assaillants.
La deuxième particularité de cette mission est sa chaîne de commandement.
Entre la date de l’ordre, le 20 juillet 1915 et l’exécution, le 30 juillet, ne s’écoulent que dix jours.
La préparation du raid de Friedrichshafen avait durée presque 3 semaines (ordre du 6 mai, mission du 22) et depuis, à la fois les avions et les tactiques ont été mis au point, et les pilotes dressés comme on disait alors pour la formation.

 

 

 

 

 

 

 

 

stockage Pechelbronn

Aire de stockage des barils. Au second plan l’unité de distillation. A droite en arrière-plan les réservoirs qui seront la cible des bombardements.

 

 

 

 

 

 

 

pompage

Installation de pompage et de traitement de Péchelbronn.

 

ETAT MAJOR

L’Etat-major du bombardement autour du lieutenant de vaisseau Cayla

 
  L’entrainement intensif et rigoureux du commandant Cayla inspiré de son expérience du commandement dans la Marine avait imposé le vol à la boussole et à la carte en cas de visibilité médiocre, les départs du terrain cadencés et les vols concertés depuis le point de rassemblement où était donné le départ pour la mission, la communication dans le groupe par signaux.
Patridge se souvient :
« Pendant quelques jours, la préparation normale: vérification des boussoles, préparation des cartes, étude de l'objectif et de l'itinéraire. De celui-ci nous connaissons une partie, car le but proposé ce sont les raffineries de pétrole de Péchelbronn et nous devons emprunter une partie de la route de Ludwigshafen. Cependant l'on appelle toute l'attention sur les conditions particulières du voyage par ciel bouché, brume, nuages, marche à la boussole en cas de dislocation du groupe causée par bouleversement atmosphérique, retour isolé, etc. Ainsi préparé, chacun pouvait affronter les risques spéciaux d'une expédition par mauvais temps. »
Mais en amont, des procédures inhabituelles avaient été utilisées qui permettaient de raccourcir les délais.
En temps normal la chaîne de commandement au GQG passe par l’Aide-major qui coordonne les travaux du premier Bureau (organisation et équipement), du deuxième Bureau (renseignement) et du troisième Bureau (opération et instruction) avec ceux du Service de l’arrière, lesquels donnent le feu vert et les ordres.
Pour l’opération « Péchelbronn » Joffre court-circuite cette élaboration et l’Aide-major travaille directement avec le 2ème bureau, qui étudie la mission dans sa « cellule aéronautique » et transmet les ordres aux Groupes de bombardement. Ce qui ne sera d’ailleurs pas du goût de tout le monde.
cayalaCommandant Cayala
 
militaire garde de la raffinerie 

Militaire allemand affecté à la garde de la raffinerie

Relevons enfin que la raffinerie et le complexe de Péchelbronn fournissent à l’époque relativement peu de carburant, et un carburant de médiocre qualité, et les français le savent car les relations ont été bonnes entre la raffinerie et la France jusqu’à la déclaration de guerre. Mais elle fournit, par distillation des hydrocarbures, du benzène qui entre dans la fabrication de la mélinite elle-même entrant dans la composition des obus.
Péchelbronn constitue enfin une cible bien identifiée, pas trop loin de Malzéville, isolée dans la forêt et facilement repérable par la ligne de chemin de fer reliant Haguenau à Wissembourg et son embranchement jusqu’à Péchelbronn.
 
militaire 2

Militaire allemand affecté à la garde de la raffinerie

 
  malzeville

Alignement des Voisin à Malzéville. L’appareil à l’étoile est celui du chef d’escadrille

  6h 50 L’avion du commandant Cayla piloté par Partridge s’élance.
La météo donne un ciel bleu mais les nuages gênent les pilotes qui vont les rencontrer par nappes à différentes altitudes.
Les équipages doivent se concentrer au-dessus de Baccarat et attendre le signal du départ de la mission.
 « Le P. I. c'est simplement le lieu de rassemblement, la base de tous les calculs de vitesse et angle de route, le point où commence le raid. Jusque-là, chacun marche à sa guise, pour prendre de l'altitude dans les meilleures conditions. L'esclave de la consigne ira droit vers ce point, plafonnant sur les rivières ou un grand bois et sur le P. I. tournera en rond jusqu'à l'heure fixée. Le malin, qui a étudié la région se placera sur une crête aride, un revers de colline et les courants ascendants lui feront gagner quelques centaines de mètres. Tel autre, avec un avion aux ailes déformées par les intempéries, qui doit pour voler droit conserver une marche en crabe nuisible à l'ascension, prendra sa hauteur en tournant toujours dans le sens favorable. Bref, il faut ici le flair du pilote consommé, pour choisir les meilleures conditions.» (Partridge)
voisin

Escadrille VB 107. Appareils Voisin, moteur 150 ch.

 

Les avions se suivent quasiment de minute en minute.
 VB 106 :
Sergent Gérard (sergent Allard) 6h 53
Adjudant Nungesser (capitaine Jacquin) 6h 55
Sergent Paillesse (lieutenant Séjourné) 6h 56
Sergent Beauté (capitaine Laborde) 6 h 57
Capitaine de Castel (mécanicien Mossion) 6h 57
Sergent Lesire (sergent Noël) 6h 58

 VB 104 :
Le lieutenant Robert (observateur Thomann) 7 h 04
L'adjudant Petit (mécanicien Marchand) 7 h 05
Sergent Passerat (Mécanicien Guignard) 7 h 06

Adjudant Nungesser au poste de pilotage d’un appareil Voisin de la VB 106.

nungesser
 

L'adjudant Defay (lieutenant Laborde) 7 h 07
Sergent Cartault (lieutenant de Skadowsky) 7 h 08
 VB 105 :
Sergent Amans (lieutenant Séjourné) 6 h 59 –
L'adjudant Garnier (mécanicien Mascré) 7h
Lieutenant Chotard (mécanicien Massarti) 7h 02
Pilote Carrier (maréchal des logis Roslan) 7h 05
Sergent Couratier (capitaine Faye) 7h 11
29 autres équipages prennent leur envol.
A 7h 15 le dernier avion quitte le plateau.

Le rassemblement est difficile, le vaisseau amiral peinant à se faire suivre.
L’aspect floconneux des nuages, ne permet pas de repérer tous les appareils, et ces appareils ne distinguent pas toujours l’avion du commandant dont ils doivent attendre les ordres.

Sergent Bonnier, capitaine Do-Hu. Le plein de carburant vient d’être fait par bidons de 5 litres.

do hu
 

L’heure tourne. Tous ne sont pas présents et ceux qui attendent ont atteint une altitude assez faible : environ 1.600 mètres.
Le moment de donner le signal de départ arrive, mais les avions ne peuvent adopter la formation prévue.
Le groupe est disloqué, beaucoup manquent encore, égarés dans cette semi-obscurité.
Il est l’heure de donner le signal du départ vers les objectifs qui ont été fixés pour chaque équipage.

degats 1Cuve de stockage atteinte par le bombardement

 
  « Partir? On ne peut prendre la formation du groupe dans ces conditions. Quel problème! Toute la responsabilité du chef se montre bien dans ces instants où tout dépend de sa décision. Lui ne s'émeut pas: il «prend le vent» et, satisfait de son examen, commence l'inventaire des fusées.
Bien rangées, elles sont là, à portée, fusées globes de retour et fusées traînées qui indiqueront tout à l'heure la marche à l'ennemi, et en route le cas échéant le ralliement pour soutenir l'attaque d'escadrille de chasse. Nous sommes maintenant à 1.700 mètres à peine au sommet de la couche de nuages que nous recoupons à tout moment. A l'horizon vers l'Est, une barrière plus haute encore. Mais c'est l'heure du rassemblement. A Badonviller, sur le P. I., partent dans un trou bleu — une fissure dans la mer blanche— deux, trois fusées. C'est le signal de la mise en route. Seuls quelques avions les aperçoivent et partent vers les lignes. Ils semblent chercher la formation, mais c'est peine perdue et continuent vers l'Est pendant que ceux qui n'ont rien vu attendent toujours sur Badonviller. Nouvelles fusées dans une éclaircie, encore quelques partants certains ». (Partridge)
 
  Le groupe est peu à peu mobilisé, mais la cohésion va surement en souffrir.
Et il faudra encore 35 minutes au vaisseau-amiral qui tourne et revient, retourne et rameute avec les dernières fusées ad hoc les retardataires.
Mais ces départs échelonnés font que la mission s’étire au moins sur un kilomètre, offrant ainsi des cibles isolés aux éventuels avions allemands. Et les fusées de rassemblement face aux attaques n’y pourront rien.
La mission sera donc plus étalée que prévu, si tant est que tous les équipages arrivent au but. Ce qui n’est pas le cas.
 
 
 degats 2     Trop nombreux sont ceux qui n’ont pu aller au bout de la mission :
Entre autres le lieutenant Robert et son observateur Thomann (7 h 04 - 10 h 35) se perdent dans la région de Bachswiller et lancent leurs obus sur Settwiller.
L'adjudant Garnier, l'adjudant Petit et l'adjudant Defay abandonnent, et rentrent respectivement à 8h, 8h 38 et 9h 02.
  
 
Comme le capitaine de Castel (retour à 8 h 37), le sergent Paillesse (retour à 8 h 20), le sergent Gérard (retour à 8 h 33), le sergent Lesire (retour à 8 h 22) qui abandonnent, faute d'arriver à se diriger après avoir tourné une heure en vain.
Pour ceux qui ont continué, le repérage du Rhin à travers une éclaircie, puis la vision de la voie de chemin de fer d’Haguenau les conduit au-dessus des champs pétrolifères.
 degats 3  
 Le vaisseau amiral arrive à son tour, il n’est pas le premier, et déjà quelques équipages sont sur le retour
« Enfin parvenus au bord de cette nappe, nous apercevons le massif du Hardt devant nous et rejoignons peu après la voie ferrée que nous suivons maintenant.
Visibilité très bonne à présent; nous croisons deux appareils qui reviennent déjà.
Peu de temps après nous arrivons sur l'objectif. Pas très grandes d'ailleurs, ces raffineries de pétrole. Cependant la suie noire qui recouvre les cours, les bâtiments, les réservoirs, en montrent bien l'activité. Visée, bombardement et nous prenons le chemin du retour ». (Partridge).
 degats 4
 
 

Compte-rendu officiel : « En dépit des circonstances atmosphériques défavorables, huit équipages parviennent à remplir la mission et lancent 45 obus de 90 retardés et 1 obus incendiaire, dont 8 sont tombés sur les bâtiments centraux et 1 a paru atteindre les réservoirs ».
7 autres ont accompli leur mission et lancent 32 obus de 90 sur Walbourg, 5 sur Biblisheim, 6 sur la gare de Dettweiler
Le journal tenu par les instituteurs —Schul-Chronik de Kutzenhausen, donne un compte-rendu vu du sol de l’opération.
 « 30 juillet. Le bombardement de Pechelbronn.
Vendredi matin 30 juillet, un aviateur ennemi survole Péchelbronn entre 10 et 11 heures. Le 28 au soir un tel engin avait déjà été observé : il survola plusieurs fois lentement et à basse altitude toutes les installations. Avait-il fait le choix de repérage photographique ? Les événements le confirment.
L’engin qui apparut vendredi matin largua une balle traçante. A peine en avait-il jeté quelques-unes que déjà d’autres avions surgirent. Les balles traçantes étaient encore visibles, que déjà les bombes larguées sur la fabrique explosaient, Sans doute entre 35 et 45 bombes sont tombées- La première, un obus explosif, tomba sur le corps de garde et provoqua quelques dégâts. Les trois suivantes tombèrent à peu d’intervalles : l’une dans la forge où elle détruisit tout. Deux tombèrent à coté de grandes citernes contenant le pétrole et les éclats transpercèrent cinq d’entre elle, si bien que environ 200.000 litres de gasoil se déversèrent dans la Seltzbach.
La majeure partie fut récupérée 2 ou 3 heures plus tard de sorte que les dégâts sont à peine notables.

ouvriers

Ouvriers de la fabrique au service de la Croix-Rouge lors d’une pause de midi

Les ouvriers et employés de la fabrique s’enfuirent dans la cave et dans la campagne, là où les ouvriers se réfugiaient. Un jeune garçon de 17 ans de Mitschdorf, fut gravement atteint et mourut quelques temps plus tard. Quatre autres ouvriers furent plus ou moins gravement blessés. Sur un côté d’une grande citerne de pétrole, un obus explosif fut trouvé, de l’autre côté une bombe incendiaire, heureusement toutes deux n’ayant pas éclaté. La plupart des bombes n’explosèrent pas. Elles furent trouvées par les soldats de la garde de Péchelbronn et alors explosées. La peur  est naturellement grande dans la population ».

 

debris

Débris de bombes rassemblés par un habitant.

bombe

Une des bombes n’ayant pas explosé.


 

Plusieurs informations de ce récit apparaissent tendancieuses. Et d’autres erronées.
L’avion qui a survolé le village l’avant-veille était en effet un « Taube » allemand qui essayait son moteur suite à une réparation et non un avion français en reconnaissance.
Quant aux résultats, le relevé des impacts effectués par la direction de l’usine pour obtenir des indemnités, est un compte-rendu vraisemblablement plus objectif.
Il est vrai, par contre, que tous les obus n’ont pas explosé, faute d’avoir été convenablement amorcés. Il est vrai que le temps de vol entre Soultz et Péchelbronn pendant lequel cet amorçage était fait est assez court.
Mais les résultats sont probants :
Les explosions sont assez bien groupées et la partie centrale qui correspond à la distillation et aux bâtiments commerciaux a été épargnée, conformément à la directive du ministère de la guerre selon laquelle les installations industrielles d’Alsace doivent être épargnées puisqu’elles reviendront bientôt à la France.

degats plan
« Maintenant, il suffit de rentrer. Les escadrilles boches qui rôdent entre et sous les nuages doivent nous attendre vers Saverne: essayons de déjouer leur plan ». (Partridge).
Le bombardement des terrains d’aviation allemand a été partiellement effectué : 6 obus de 90 sur le terrain d'aviation de Phalsbourg. Ce qui n’a pas empêché que des avions prennent leur envol et attaquent les retardataires, qui sont également la cible des canons spéciaux anti-aériens.
Plusieurs avions seront touchés, aucun ne sera abattu.
Les conditions du retour ne sont pas meilleures. Il faut consulter la boussole, corriger la dérive supposée, essayer de repérer les cimes des Vosges et regagner un terrain quitté depuis cinq heures.
« Mais nous touchons au port, un dernier «coup de tabac » en franchissant le Pain de Sucre et nous roulons enfin sur notre Plateau, rassurant par notre présence les camarades qui s'effrayaient déjà à la pensée d'une nouvelle disparition de l'avion-amiral. Mais si nous avions des pertes à déplorer du moins nous étions revenus; malgré l'huile et la suie qui le recouvrent j'aurais embrassé mon brave moteur pour avoir si bien pris sa part dans la tâche qui nous incombait.
Nous étions tous exténués par ce voyage pénible et la fatigue du retour en plein midi ». (Partridge)


Au GQG les réactions sont contrastées, signe des tensions qui y règnent.
Le Groupe reçoit du général commandant en chef le télégramme suivant:
"Adresse félicitations à pilotes et bombardiers pour expédition accomplie ce matin dans circonstances difficiles".
Le général Poindron qui dirige le 1er bureau demande un blâme pour insubordination à l’encontre des officiers du GB1.

C. Thollon-Pommerol
Remerciements: Musée Français du Pétrole


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