Whiskey et Soda
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Escadrille N 124 - Escadrille américaine
Whiskey et Soda
Formée à Luxeuil début avril 1916 avec de jeunes américains pilotes volontaires, l’escadrille 124 prend le nom d’ « Escadrille américaine ».
Face aux protestations allemandes —les Etats-Unis ne sont pas belligérants— elle est renommée « Escadrille des volontaires ».
C’est alors aux pilotes de protester, le nom ne rendant pas compte de la spécificité de l’escadrille. Qui sera alors nommée « Escadrille La Fayette ».
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Assis, de gauche à droite: Hill, Masson, Thaw, Thénault, Lufbery, Johnson, Bigelow, Rockwell.
Debout, de gauche à droite: Soubiran, Doolittle, Campbell, Parson, Bridgman, Dugan, Mc Monagle, Lovell, Willis, Jones, Peterson, de Maison Rouge.
Lam, Soda et Whiskey
Juin 1917 Photographie prise par Haviland.
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« Vers 9 heures du soir le lundi 17 avril 1916, quatre jeunes gens joyeux, enthousiastes, pleins d'entrain sous l'uniforme de l'aviation française et un civil d'aspect morose descendaient d'un taxi devant la gare de l'Est et entraient dans le couloir qui mène au quai du départ. Les aviateurs étaient Victor Chapman, mon frère Kiffin Rockwell, Norman Prince et James Mac Connell. Ils étaient heureux et satisfaits parce qu'ils allaient réaliser leur désir le plus cher et se mettaient en route pour le front comme quatre premiers pilotes de l'escadrille américaine nouvellement constituée. Le civil, c'était moi, et j'étais triste parce que je ne partais pas avec mes quatre compagnons et que je redoutais l'avenir.
(Paul Rockwell).
Si les pilotes sont tous des volontaires de nationalité américaine, l’encadrement —capitaine Thénault, chef d’escadrille, lieutenant de Laage de Meux, adjoint— ainsi que le personnel à terre sont français.
Les aviateurs américains sont les suivants: le lieutenant Thaw, les adjudants Norman Prince, Hall, Lufbery, Masson; les sergents Kiffin Rockwell, Hill, Pavelka,
« A notre arrivée à Luxeuil nous trouvâmes à notre rencontre le capitaine Thénault, l'officier français qui commande l'escadrille américaine — officiellement désignée sous le numéro 124 — et fûmes emmenés au champ d'aviation dans l'une des voitures légères qui nous étaient affectées. Je goûtai fort ce mode de locomotion. Adossé aux cuirs capitonnés de la voiture je me rappelais les jours de mon apprentissage à Pau, alors qu'il me fallait faire six kilomètres à pied pour aller chez la blanchisseuse. L'équipement qui nous attendait au champ était encore plus impressionnant que notre automobile. Tout était flambant neuf, depuis les quinze tracteurs Fiat jusqu'au magasin, aux bureaux, aux baraquements.
Et les hommes affectés à l'escadrille! A première vue on eut dit l'armée du Nicaragua — mécaniciens chauffeurs, armuriers, motocyclistes, téléphonistes, opérateurs de télégraphie sans fil, brancardiers, secrétaires! Plus tard j'appris qu'ils étaient environ soixante-dix et tous très contents de faire partie de l'escadrille américaine. […]
Des chambres nous étaient assignées dans une villa voisine des fameux bains d'eaux chaudes de Luxeuil où les cohortes de César aimaient prendre leur repos. Nous faisions popote avec nos officiers, le capitaine Thénault et le lieutenant de Laage de Meux au meilleur hôtel de la ville. Une automobile y était à demeure pour nous transporter au champ. Je commençais à me demander si je n'étais pas en villégiature d'été plutôt que soldat. Parmi les pilotes qui nous avaient reçus à bras ouverts se trouvait le fameux capitaine Happe, Commandant du groupe de bombardement de Luxeuil. Le vaillant bombardier, dont la tête a été mise à prix par les Allemands, était à son poste de commandement. Quand, nous fûmes introduits il nous désigna huit petites boîtes rangées sur sa table. — Voici les croix de guerre destinées aux familles des hommes que j'ai perdus dans ma dernière expédition, expliqua-t-il, et il ajouta: « C'est une bonne chose que vous soyez ici pour nous protéger. Il y a des tas de Boches dans ce secteur. » (Sergent Mac Connell)
Faute d’avions qui n’ont pas encore été livrés, Thénault doit organiser des activités pour combattre l’oisiveté et l’impatience de ses hommes.
Il organise l’exploration de la région en voiture, et en particulier la reconnaissance des terrains d’atterrissages susceptibles d’être utilisés comme terrains auxiliaires.
Arrivés début mai les Nieuport sont rapidement mis en action.
« Dans leurs hangars se trouvaient nos coquets petits Nieuport. Je contemplai le mien avec une conscience nouvelle de mon importance et je donnai des ordres à mes mécaniciens pour la simple satisfaction de me confirmer que je pouvais le faire. Se trouver être l'unique propriétaire d'un avion de combat est un vrai plaisir, je vous l'assure. On s'y accoutume par la suite, quand on en a usé deux ou trois —aux frais du gouvernement français. » (Sergent Mac Connell).
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De Haviland présente Whiskey à Fram le chien du capitaine Thenault.
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Premiers vols, premier combat, première victoire.
Telle qu’elle est décrite par Thaw, la première sortie en patrouille du 17 mai manque singulièrement de cohésion. Les maladresses voire les incompétences de certains dans le maniement de la mitrailleuse apparaissent au grand jour. Plusieurs entrainements, en particulier du changement de cartouches, seront nécessaires. Le 18 mai Kiffin Rockwell lors de son premier combat obtient sa première victoire qui est aussi la première de l’escadrille. « Ce matin j'étais allé faire un petit tour sur les lignes. J'étais quelque peu de l'autre côté quand mon moteur commença à avoir des ratés. Je fis demi-tour pour gagner un champ d'aviation voisin des lignes de nos tranchées. Juste comme j'allais m'y diriger je vis un appareil boche à 700 mètres environ au-dessous de moi, un peu à l'intérieur de nos lignes. Immédiatement je réduisis mon moteur et plongeai sur lui. Il me vit au même moment et commença à piquer vers ses lignes. C'était un avion biplace muni de deux mitrailleuses à tir rapide, l'une à l'avant, l'autre à l'arrière qui, tournant sur un pivot, pouvait tirer dans toutes les directions. Le mitrailleur ouvrit immédiatement le feu sur moi et mon appareil fut atteint, mais je n'y prêtai aucune attention et continuai à foncer droit sur lui jusqu'à me trouver à 25 ou 30 mètres. Alors, au moment où je redoutais d'entrer en collision avec lui je tirai quatre ou cinq coups et fis un à-droite pour ne pas le heurter. Au même moment je vis le mitrailleur s'abattre à la renverse, tué, sur le pilote, sa mitrailleuse, abandonnée à elle-même, pointer à la verticale et le pilote s'affaler contre le bord de sa carlingue, comme s'il était, lui aussi, anéanti. L'avion s'embarqua d'abord sur une aile, puis piqua à fond jusqu'au sol, avec un sillage de fumée derrière lui. Je tournai au-dessus et trois ou quatre minutes plus tard je vis un incendie s'élever du sol tout près des tranchées allemandes. J'avais eu l'espoir qu'il tomberait chez nous, car il est difficile d'authentifier la chute dans les lignes allemandes. Notre poste d'observation signala le naufrage de l'appareil et la fumée. Le capitaine m'a dit qu'il me proposerait pour la Médaille Militaire, mais j'ignore si je l'aurai ou non». (Lettre de Kiffin Rockwell à son frère Paul.)
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Tête de Séminole. Premier insigne de l’escadrille que l’on voit sur le Nieuport de Lufbery.
Adopté en octobre 1916, dessiné par le mécanicien Marie Suchet d’après le logo des boîtes de munitions de la marque « Savage Arms Manufactured Compagny ».
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Dès lors l’escadrille continuera à se distinguer d’abord au combat, mais pas seulement. Sur le front de Verdun depuis le 21 mai, l’escadrille 124 est créditée début septembre de 12 victoires officiellement homologuées. Son transfert à Luxeuil sur l’arrière-front plus calme est décidé, mais les nouveaux avions ne doivent pas arriver avant quelques jours comme l’annonce un télégramme adressé au Groupe de bombardement 4. « Un convoi de 10 tracteurs avec remorques contenant 10 Nieuport monoplaces est dirigé sur Luxeuil. Un monteur civil de la maison Nieuport arrivera le 15 septembre pour monter ces avions. Mettez à sa disposition 3 ou 4 mécaniciens pour l'aider. Ces avions sont destinés à la N 124. » Le 11 septembre une permission de plusieurs jours est accordée qui mènera les pilotes à Paris. Bien que les animaux soient interdits en escadrille, le capitaine Thénault, commandant, possède un chien : Fram. Mais il n’était pas comme les autres : Ce chien grimpait aux troncs d’arbres, sautait des murs de 2 m 50. Fram pouvait percevoir le retour de son maître dix minutes avant son atterrissage : il quittait alors le hangar où il se reposait pour gagner la piste où nez au vent, il attendait patiemment son maître. Guynemer offrit en vain une fortune à Thénault pour acquérir cette mascotte.
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Les pilotes décident de lui trouver un compagnon qui serait la vraie mascotte de l’escadrille. |
La cagnotte de Kiffin, Thaw, Hill, Johnson et Hall.
Un dentiste a un lionceau à vendre. Quelle bonne occasion !
Histoire de ne pas quitter Paris les mains vides, et de ne pas laisser passer une si belle opportunité, une association se forme : la cagnotte permet d’acheter pour 500 francs le lionceau au dentiste brésilien qui le met en vente au Ritz.
Kiffin, Thaw, Hill, Johnson et Hall en deviennent les heureux propriétaires.
« Le 11 septembre toute l'escadrille arriva à Paris. Elle avait reçu l'ordre de quitter le secteur de Verdun et de retourner à Luxeuil. Le lendemain de leur arrivée à Paris, Kiffin, Thaw, Hill, Johnson et Hall achetèrent comme mascotte un lionceau de quatre mois qu'ils baptisèrent du nom de «Whiskey». Ils restèrent à Paris jusqu'au samedi suivant et «Whiskey» fit connaissance avec la capitale pendant ce temps. C'était un petit animal intelligent et très populaire; chacun demandait à ce qu'il accompagnât nos amis dans leurs visites; ils étaient devenus eux-mêmes très fiers de leur acquisition. Jim ne prenait pas sa part de toute cette gaieté de ses amis, car il était encore en traitement à l'hôpital.
Le dimanche 17 septembre, au début de la matinée, j'accompagnais à nouveau à la gare de l'Est une équipe d'aviateurs en partance pour le front. Il y avait cette fois Kiffin, Lufbery, Masson, Paul Pavelka et Robert Rockwell, ces deux derniers récemment arrivés à l'escadrille. En me serrant la main pour me dire adieu avant de monter dans le train, Kiffin me dit: «Sois joyeux, je vais bientôt revenir en permission.» (Paul Rockwell) ».
Prudents ils confient le convoyage de Whiskey vers Luxeuil à Thaw qui le prend en laisse et veut le faire passer pour un chiot « africain » en prenant le train.
Son arrivée en gare provoque l’évanouissement de deux passagères. Les explications données qui assurent que Whiskey est un animal doux et docile sont contredites par un rugissement du plus mauvais effet.
Devant les protestations le contrôleur exige qu’il soit transporté en cage, l’accès aux compartiments de voyageurs étant interdit aux animaux.
C’est donc le lendemain dans une caisse à clairevoie et dans un wagon à bestiau qu’il rejoint Belfort.
Arrivé à Luxeuil il est pris en charge par les mécaniciens qui lui construisent un enclos et le personnel tour à tour vient jouer.
Un œil de verre pour Whiskey
Whiskey se prit alors d’amitié avec Lufbery, amitié réciproque mais non exclusive.
Fram, le berger allemand, du capitaine Thenault lui fit bonne figure.
Quoique considéré comme animal de compagnie agréable, Whiskey avait cependant un gros défaut, ou plutôt une lubie. Chaque fois qu’il apercevait un képi, il essayait de le dérober et s’il y parvenait il le mettait en pièce. Un jour il s’empara du képi tout neuf du pilote Larry Rumsey. Ce dernier pour lui faire lâcher prise lui donna un coup de bâton qui l’atteignit à l’œil droit. Whiskey en devint borgne, ce qui pour certains expliquait se relative docilité.
Lufbery chercha alors un médecin ou un vétérinaire disposé à lui installer un œil de verre.
Tous les hommes de l’art consultés s’y refusèrent…
Soda jeune lionne qui arriva plus tard, en mars 1917, avait été acheté pour tenir compagnie à Whiskey.
Elle se montra définitivement plus distante et ne se comporta jamais vraiment comme un animal de compagnie.
« Le lendemain Johnson, qui était allé à Paris ramenait une «fiancée» pour Whiskey, notre lionceau. Cette nouvelle pensionnaire reçut le nom de «Soda». Whiskey était aimable et courtois, mais Soda avait beaucoup plus de caractère et mordait et griffait par instants. Nous dûmes, au début, nourrir cette dernière au biberon. Par la suite elle devint une fort belle «demoiselle» profondément dévouée à Whiskey, le suivant partout et l'imitant dans tout ce qu'il faisait. Whiskey était la gentillesse même. Il jouait comme un chien et ne montrait jamais ses griffes, déjà fort longues. Son plus grand plaisir était de se blottir dans une cachette et d'en sortir tout d'un coup pour sauter sur le premier qui passait. L'intensité de sa joie était proportionnée à la terreur de sa victime. S'il causait une panique, Whiskey ouvrait la gueule et poussait un rire large, mais silencieux.
L'une des raisons, peut-être, . de la gentillesse de Whiskey est qu'il était borgne. L'un de nos mécaniciens, alors qu'il était tout petit le frappa si fort sur la tête, un jour, avec un bâton, pour lui faire lâcher une casquette qu'il déchiquetait, qu'il lui fit perdre la vue d'un œil. Les lions devinrent l'«écurie» de Lufbery, qu'ils aimaient beaucoup, et ses mécaniciens prenaient soin d'eux. (Ted Parsons)
L’Armée américaine moins tolérante que l’Armée française mis fin à ce compagnonnage et en février 1918, les lions ont rejoint le zoo du Jardin d’Acclimatation parisien au moment où l’escadrille 124 – La Fayette devenait officiellement le 103rd Aero Squadron.
(D'après Tranchées)
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